Homélie du 04 août 2019 - 18e TO
Du milieu de la foule, un homme
demanda à Jésus: « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage.
»
Voilà une question concrète, réaliste, toujours
d’actualité. Il est, hélas, toujours courant de voir des frères en conflit au
moment des héritages ! Pour mieux comprendre la réponse de Jésus, il faut
savoir la législation de son temps. Selon le droit juif (Dt 21,17), dans une
succession, l'héritage des propriétés immobilières, c'est-à-dire les terres et
les maisons, revenait tout entier au fils aîné. Et ce même aîné recevait aussi,
légalement, une double part des biens mobiliers. Seuls les garçons avaient
droit à l'héritage. Cette législation, commune à tout l'ancien Orient, et à
beaucoup de civilisations au cours de l'histoire, voulait sauvegarder le
patrimoine familial en instituant un « chef de famille » privilégié : c'était le droit d'aînesse. Jésus se
trouvait devant cela !
La situation la plus probable, c'est donc qu'un «
aîné » s'est emparé de tout l'héritage et refuse de remettre à son frère la
petite part qui lui revient. Il est courant, aujourd'hui encore dans le monde
juif, qu'on demande à un rabbin réputé un arbitrage dans les questions de Droit.
C’est dans ce contexte précis que l'homme fait
appel à l’ascendant moral de Jésus. Pour tous, la réponse est claire et facile :
Il faut dire à ce frère de partager, c'est la simple justice ! Tel est le droit
fil de l'évangile, répété par Jésus maintes et maintes fois : aimez-vous les
uns les autres... Or la réponse de Jésus est très surprenante.
Jésus lui
répondit : « Qui m'a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages? »
C'est donc un refus! Jésus se dérobe. Mis en présence
d'une injustice flagrante, Jésus refuse de se pencher sur ce cas et semble s'en
désintéresser. C'est presque scandaleux ! Cela va à I’encontre de tout I’évangile,
de toutes les orientations de l'Église, et même de la simple conscience humaine
la plus élémentaire : le chrétien ne doit-il pas faire tout pour que cessent
les injustices de ce monde ? Le chrétien a-t-il le droit de se désintéresser
des affaires de la terre pour ne penser qu’au ciel ?
Il faut donc
essayer de comprendre ce refus. Plusieurs interprétations sont possibles,
et peut-être complémentaires les unes des autres.
1° Selon
l'évangile de Luc, Jésus est en marche vers Jérusalem, ville où il va mourir
dans quelques jours : le jeune «rabbi» a d'autres soucis en tête que ces
querelles passagères... qui finissent par s'arranger un jour ou l'autre.
2° Par
tempérament personnel, et c'est très oriental, Jésus répond souvent par une «énigme», pour faire réfléchir.
Constamment, nous voyons Jésus donner un tour paradoxal et presque excessif à
ses paroles. Il répond à une question qu'on lui pose en posant une autre
question. Ce caractère, Jésus l'a eu très jeune : à douze ans déjà, il
répondait à sa mère de cette manière énigmatique... « Pourquoi, mon enfant,
nous as-tu fait cela ? » Réponse : « Pourquoi me cherchiez-vous ? » En maintes
occasions, Jésus semble ne pas répondre : c'est le fameux procédé du « malentendu
», si fréquent dans les controverses entre Jésus et les autorités juives, selon
saint Jean ... il y a décalage... on parle de choses différentes en utilisant
les mêmes mots. Il faut relire ces «
refus apparents» de Jésus. Ils ne sont pas des hasards. A Cana, il semble
refuser son premier miracle à sa propre mère (Jean 2,3-4). Aux fils de Zébédée
qui demandent les places d’honneurs dans son Royaume, il demande s'ils sont
capables de se sacrifier à ses côtés (Mt 20,23). Il refuse de dire le jour de
la Parousie, en affirmant qu'il l’ignore car, « seul le Père le sait » (Mt
24,36). Aux juifs qui lui demandent des « signes », il refuse en
disant qu’il ne donnera que le signe énigmatique de Jonas (Mt 16,1.4) –
12,38-40). Ici donc, le refus d’entrer
dans la question d’héritage ne signifie pas forcément que Jésus s’en
désintéresse : la suite du récit va nous donner sa pensée profonde.
3° Mais
la raison la plus probable de ce « refus » de prendre parti, c’est
Jésus qui nous la suggère, dans une interrogation : « Qui m’a établi pour être votre juge ? »
Oui, il dit, par-là, que ces affaires temporelles, ces affaires d’argent, ce
n’est pas son rôle ni sa mission. C’est une tentation constante des hommes de
demander à l’évangile une sorte de garantie, une sacralisation de leurs options
temporelles : amener l’évangile à
son parti, à ses intérêts.
Jésus refuse cette confusion. Il refuse
de se mettre à notre place. Ce serait trop facile de nous décharger de nos
responsabilités, de trouver des solutions toutes faites. Le Concile Vatican II, en ce sens, n'a pas cessé de renvoyer
les chrétiens à leur conscience et à leur compétence propre :
« Que les chrétiens attendent des prêtres lumières
et forces spirituelles, mais qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs
pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution
concrète et immédiate sur tout problème, même grave, qui se présente à eux »
(G.S. n°43). C’est déjà ce que faisait Jésus. Il renvoyait cette question d’héritage
aux instances compétentes.
Puis, s'adressant à la foule : « Gardez-vous bien de toute âpreté au gain ;
car la vie d'un homme fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses ».
Le refus de Jésus d'assumer directement une tâche temporelle ne signifie donc
pas qu’il n'a rien à dire sur les questions temporelles. Jésus va rappeler un idéal, un principe essentiel. C’est à ce
niveau qu'est son rôle, et ce rôle est politique au sens profond du terme...
c'est-à-dire que la mission et le
message de Jésus intéressent la vie de la cité temporelle. L’Eglise, comme
Jésus, n'est pas neutre. Elle se doit de délivrer un message, de porter des
jugements sur les affaires temporelles, mais
en laissant aux juges, aux magistrats, aux responsables temporels, la
responsabilité d'en faire l'application concrète... Le principe que Jésus
affirme ici fait partie de sa responsabilité à Lui, messager de Dieu : ne vous trompez pas de but ! La
cité temporelle n'a pas pour but de produire et de consommer le maximum de
richesses ! Non, l'essentiel n'est pas
le service de l'argent ou du profit, c'est le service de « l'homme » ! C'est
la « vie de l'homme» qui est première, et non la richesse ! Et cette « vie » ne
dépend pas des richesses ! Et Jésus va expliciter sa pensée en racontant une
parabole, pleine d'une verve presque gouailleuse, insistant sur les tracas d'un
riche propriétaire !
« Voici
ce que je vais faire ... je vais démolir mes greniers, j'en construirai de plus
grands, et j'y entasserai tout mon blé et tout ce que je possède. Alors je me
dirai à moi-même : « Te voilà avec des réserves en abondance, pour de
nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l'existence ! »
Cet homme de la parabole récite le « credo » du
parfait matérialiste : la foi au bonheur par la matière ! Jésus le
stigmatise en soulignant son égoïsme qui a au moins le mérite d'être franc : «
Moi… je ferai... je démolirai ... je
construirai... mes récoltes... mes greniers... mon blé ... moi-même... »
Se reposer, manger, boire, faire la fête ! Oui,
Jésus a connu autour de lui ces « festoiements » où l'on « dépense son argent »
dans « de grands festins » avec accompagnement d'orchestre !
Mais Dieu lui dit: « Tu es fou ! Cette
nuit-même, on te redemande ta vie. Et ce que tu auras mis de côté, qui l'aura ? »
Fou ! Insensé! Tous les calculs du riche se révèlent
tragiquement faux. Il s'était complètement trompé : la richesse ne donne pas le
bonheur ... iI n’y a pas de lien entre l'abondance des biens temporels et la
vraie sécurité... la vie d'un homme ne dépend pas de ses richesses... l'argent
n'achète pas le temps !
La Bible ne cesse d'opposer le fou... à l'homme
sensé ... Jésus, aussi, affirme que c’est
manquer d'intelligence que de ne pas savoir discerner les vrais biens, le vrai
sens de la vie. « Folles », les cinq jeunes filles étourdies qui n'ont pas
pris d'huile pour leur lampe en prévision de leur nuit d'attente de l’époux (Mt
25,2). « Fous », ces contemporains de Jésus qui ne savent pas lire les « signes
des temps » (Lc 12,56). « Insensé », l'aveugle qui se laisse conduire par un
autre aveugle et risque de « tomber dans le trou » (Luc 6,39). « Fou », le
riche qui réduit son horizon à la terre, à ses récoltes, ses greniers, son
ventre.
Voilà,
frères et sœurs, la raison profonde pour laquelle Jésus refuse d'intervenir
dans les affaires temporelles de façon immédiate et directe : il affirme, de
manière presque violente et abrupte, que la
« vie » de l'homme ne s'achève pas ici-bas. Le message essentiel, la
mission prophétique de Jésus est là : la part essentielle de la vie, si souvent
oubliée, est infiniment plus que l'investissement exclusif du matérialisme.
Lui, Jésus, qui va mourir dans quelques jours, n'a pas envie d'enrichir un
homme, fut-il dans son bon droit : ce
partage d' « héritage» n'est pas son vrai bien.
« Voilà »,
nous dit Jésus « ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être
riche en vue de Dieu » Qu’est-ce à dire ? Sans aucun doute qu’il faut
avoir un réel détachement des richesses matérielles, les tenir à leur juste
place, celle d’un service qu’elles nous rendent. Mais plus encore : il
faut prendre conscience qu’il y a, dès maintenant, d’autres richesses à
acquérir, celles qui ne passent pas, celles qui enrichissent, non
l’extérieur mais l’intérieur de l’homme : amour, espérance, foi, intimité avec Dieu, paix, patience, douceur.
Tous ces dons que l’esprit de Dieu dépose dans le cœur de celui qui s’ouvre à
son action et qui, peu à peu, font de lui un ami de Dieu : Voilà toutes les richesses qui dépassent
tous les biens qu’on peut espérer et qu’il nous faut désirer. AMEN.
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