Homélie du 26 août 2018 - 21e TO


            Frères et sœurs, notre méditation de ce matin portera sur le Cœur du Christ invitant le cœur humain à la foi. Afin de bien planter notre décors, permettez-moi de citer l’écrivain François Mauriac qui a donné une belle description de la scène d’évangile que nous venons d’entendre.
            « Plusieurs se retirèrent donc qui l’avaient suivi jusqu’alors. Mais l’un de ceux que Jésus venait de décevoir à jamais ne se joignit pas à eux : l’homme de Quérioth [Judas] rentra dans sa fureur. Il a été joué, floué. Mais il y a quelque chose encore à tirer de cet homme peut-être ? Judas occupe en cet instant même la pensée de Jésus. “ Il savait, dit saint Jean, qui était celui qui le trahirait. ” La foule murmurante se disperse. Le Fils de l’homme n’a plus besoin de chercher le désert pour fuir les importuns. Inutile qu’il monte dans la barque. Il est allé trop loin. L’abandon commence. Dans la synagogue sombre, il ne reste plus que douze hommes déconcertés qui ne trouvent rien à lui dire. Il les regarde l’un après l’autre ; et tout à coup cette question si tendre et si triste, si humaine aussi : et cette fois c’est le Dieu qui s’écarte un peu devant le Fils de la femme : “ Et vous aussi, vous voulez vous en aller ? ” Alors Simon-Pierre, croyant parler au nom de tous, s’écrie : “ Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. ” À ce cri qui devrait consoler l’abandonné, rien ne répond d’abord. Il y a là douze visages tournés vers la face douloureuse. Mais il suffit de l’un d’eux pour obscurcir toute la lumière qui resplendit sur les onze autres. Jésus dit enfin : “ N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les douze ? ” Et c’est sans doute à voix plus basse qu’il ajoute la parole accablante : “ Et l’un de vous est un démon. ” » (François MAURIAC, Vie de Jésus, 1936, p.123-124)

            L’évangile de Jean insiste sur la science de Jésus : « Il savait en effet depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait » (v.64). Mais quels sentiments provoquait cette science ? Une douleur très profonde, certes, surtout face à l’obstination et la résistance de Judas, l’un des Douze, c’est-à-dire l’un de ceux qu’Il aimait au point de vouloir lui confier l’Église. Cette épine lui rappelait que son chemin le mènerait à la Passion, que le don de l’Amour serait rejeté par les hommes et que même les plus proches de ses disciples seraient incapables de le suivre jusqu’à la Croix.
            Essayons de percevoir les sentiments douloureux du Christ qui jaillit d’un Cœur déchiré mais déterminé à se donner jusqu’au bout. Saint Claude La Colombière, l’apôtre du Sacré Cœur, l’exprime ainsi  :
            « Il ne trouve dans le cœur des hommes que dureté, qu'oubli, que mépris, qu'ingratitude : il aime, et il n'est point aimé, et on ne connaît pas même son amour, parce qu'on ne daigne pas recevoir les dons par où il voudrait le témoigner, ni écouter les tendres et secrètes déclarations qu'il en voudrait faire à notre cœur.»
            Ces sentiments du Cœur de Jésus débordent sur toute l’histoire humaine. D’une certaine manière, c’est toute l’humanité qui se tient dans la synagogue de Capharnaüm et écoute les « paroles qui sont esprit et vie », cette invitation à recevoir la foi que propose un Christ d’autant plus aimant qu’Il est désarmé. À chaque époque sa forme d’abandon. Le processus de sécularisation, dans le monde occidental, en est sans doute l’expression actuelle. Des sociétés ont suivi le Christ pendant longtemps, jusqu’à ce qu’une génération soit choquée par ses paroles, et n’adhère plus à la foi chrétienne, la rejetant même violemment. Dans le débat intellectuel de l’après-guerre, le père de Lubac écrivait avec lucidité :

            « Le diagnostic le plus triste et le plus alarmant à porter sur notre époque, c’est qu’elle a perdu, au moins en apparence, le goût de Dieu. L’homme se préfère à Dieu. Alors il détourne le mouvement qui le mène à lui ; ou, ne pouvant réellement le détourner, il s’acharne à l’interpréter à faux. Il s’imagine avoir liquidé les preuves [de l’existence de Dieu]. Il appuie sur les critiques, et ne pousse pas au-delà. Il se détourne de ce qui risquerait de le convaincre. Si le goût revenait, soyons sûrs que les preuves de [l’existence de] Dieu reparaîtraient bien vite aux yeux de tous… » (H. de Lubac, Sur le chemin de Dieu, p.105)

            Notre génération est héritière de ce « manque de goût » : la discussion ne porte plus sur les preuves rationnelles de l’existence de Dieu, comme au siècle dernier. La question de Dieu n’intéresse plus et une culture se développe désormais en dehors de « la synagogue de Capharnaüm », c’est-à-dire loin de l’Église, au gré des modes, à la merci des idéologies.
     Pourtant, le Christ continue aujourd’hui d’ouvrir son Cœur, de révéler le mystère incroyable de l’amour de Dieu pour les hommes et de proposer l’Eucharistie comme moyen d’union avec lui. Il continue de vouloir étancher cette « soif de transcendance » des nouvelles générations en les orientant vers les chemins sûrs de la foi qui mènent à l’Amour en plénitude. Comment ces générations vont-elles lui répondre ?
            Dans nos sociétés, la grande majorité des hommes ignorent la proposition de la foi car elle ne parvient pas jusqu’à eux ; parmi ceux qui la perçoivent, comme à Capharnaüm, seul un petit groupe y adhère. Les générations montantes, faute d’exemple positif et à cause des idéologies modernes, ont souvent l’impression que la foi dans le Christ constitue une aliénation et que l’esprit doit demeurer libre sans se soumettre à « une autorité » ; la foi peut également être considérée comme une aberration, face à une raison idolâtrée qui conduit pourtant, sous nos yeux, à toutes sortes d’errements et d’excès destructeurs.
            Face à tout cela, Jésus nous dit que ses paroles « sont esprit et vie » : le petit groupe des croyants, écoutant les affirmations étonnantes sur le Pain de vie, sentent cependant que leur raison n’est pas choquée, bien au contraire. Un philosophe moderne nous l’explique :
            « La soumission de l’esprit humain à l’esprit de Dieu n’est pas la destruction de la raison, c’est la perfection dernière de la raison… C’est l’esprit humain greffé de l’esprit de Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi. La raison porte alors des fruits qu’elle ne pouvait porter,… Ces fruits sont ceux de l’esprit de Dieu, devenu principe directement fécondateur de la raison humaine… Quand, au contraire, la raison rompt l’alliance toujours offerte à tout esprit, dans tous les temps, ce refus, ce retour sur elle seule, cet isolement et cette négation sacrilège exténuent même ses forces naturelles et la conduisent, de négation en négation, à se nier elle-même… » (Gratry, De la connaissance de Dieu, p 35-37).
            Alors que, dans les pays occidentaux, le rejet et l’indifférence se généralisent parmi les anciens chrétiens, des âmes en recherche, nées loin du christianisme, rencontrent le Christ et adhèrent sans difficulté aux vérités les plus complexes de la foi, sans égard pour les esprits érudits et supérieurs qui voudraient les en détourner…
            Frères et sœurs, ne nous laissons donc pas troubler mais interrogeons-nous : où en sommes-nous de notre amour sans partage et confiant que demande Dieu aux Hébreux et le Christ à ses disciples ?
            Tout d’abord, comment recevons-nous les vérités de foi que le Christ et l’Église nous proposent ? Est-ce que nous acceptons tout, même ce que nous ne comprenons pas parfaitement, d’un cœur joyeux et humble, ou bien est-ce que nous faisons notre tri, comme ces tribus qui, du temps de Josué, se faisaient un culte et un temple à elles ? Lorsque nous ne comprenons pas, et sommes déstabilisés, cherchons-nous à approfondir avec le Christ en lui demandant dans la prière de nous éclairer, ou bien glissons-nous vers le doute et la méfiance en nous fiant à nos simples capacités humaines plutôt qu’au Christ, comme les disciples qui ont quitté le Seigneur ?
            Les textes de ce dimanche nous posent une autre question : comment annonçons-nous la parole de Dieu ? Comme Josué, avec radicalité et exigence ou bien avec lâcheté, de manière parcellaire, pour ne pas faire fuir ceux qui nous écoutent ou ne pas ressentir la même tristesse que Jésus, abandonné par les foules et les disciples ? Si c’est le cas, rejetons ces faiblesses et ces doutes et redisons avec Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle… »
            Frères et sœurs, ayons bien à cœur de prier ardemment pour les nouvelles générations : qu’elles entendent les paroles sublimes du Christ, qu’elles osent avancer dans l’obscurité que ces paroles peuvent créer, et qu’elles se laissent envahir par l’Esprit qui donne la vie !                  AMEN .

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