Homélie du 11 mars 2018 - 4e Carême


Frères et sœurs, l’évangile de ce 4e dimanche de carême nous invite à suivre Nicodème et passer, comme lui, de la perplexité à la confiance : perplexité d’un mystère qui nous dépasse, confiance en Dieu qui nous offre la vie éternelle. Il nous faudra pour cela passer par le mystère du mal présent dans l’histoire et dans notre propre vie, puisque Jésus nous avertit clairement : « Le Jugement, le voici: la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3,19). Jésus veut donc introduire Nicodème à des mystères qui le dépassent ; cela ne va pas sans difficulté, et nous nous rappelons l’étonnement du maître de la Loi, par deux fois : «Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? […] Comment cela peut-il se faire?» (Jn 3,4.9). L’intelligence de cet homme est déroutée, malgré toute sa science, ou à cause d’elle ; Jésus est énergique et lui adresse un reproche direct : «Tu es Maître en Israël, et ces choses-là, tu ne les saisis pas ? » (v.10). Une certaine humiliation est infligée à Nicodème, mais elle ne l’a pas éloigné du Christ, puisque nous le retrouverons à la fin de l’évangile : cette humiliation aura produit son fruit dans son âme, l’introduisant au mystère de la Croix.
En écoutant les paroles de Jésus sur la Croix et sur la Rédemption, nous pouvons suivre la même progression que Nicodème en saisissant le sens des concepts utilisés par le Christ, comme la Lumière ou le Jugement, et en adhérant à son message de salut ; mais notre intelligence ne peut en saisir le sens ultime. Une certaine insatisfaction persiste. Le mystère de la Croix est d’une telle grandeur que toute notre vie sera un parcours, dans l’obscurité et sous la direction de l’Esprit, pour rejoindre le Crucifié.
Ce dimanche, l’évangile nous ouvre une piste de méditation pour avancer un peu plus sur le chemin: le mystère des ténèbres dans l’histoire, car «la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière» (v.19). Nous allons la suivre en deux étapes : mystère de l’histoire et de nos vies lorsque les événements nous sont contraires, mystère des ténèbres du péché face à la lumière du Christ. Nous découvrirons enfin que cette piste débouche sur l’extraordinaire promesse de la vie éternelle.
La première lecture nous plonge dans l’épopée troublée d’Israël, autour de l’exil, et nous invite à la réflexion sur le sens parfois incompréhensible de l’histoire et de la vie. «Il n’y eut plus de remède à la fureur grandissante du Seigneur contre son peuple… […] Le Seigneur inspira Cyrus, roi de Perse» (2Ch 36). Comment comprendre la valeur théologique de ces expressions ? Ne semblent-elles pas attribuer à Dieu ce qui n’est que très humain ? Une vision pragmatique des événements, conforme à notre mentalité moderne, pourrait être la suivante : le royaume de Juda était un petit peuple qui avait osé se rebeller contre Babylone, la superpuissance de l’époque, et a reçu le salaire de son affront. L’empire perse, qui lui succède sous la conduite géniale de Cyrus, a adopté une politique de syncrétisme religieux pour maintenir en paix la multitude des peuples qui l’habitent. Le retour d’exil s’inscrit naturellement dans cette page de l’histoire universelle, n’y cherchons pas d’intervention miraculeuse… C’est vrai, d’un certain point de vue, mais ce n’est pas l’explication retenue par la première lecture.
En effet, le texte des Chroniques nous rappelle que Nabuchodonosor, avec sa cruauté destructrice, et Cyrus, le «souverain éclairé», sont tous deux soumis à la Providence divine. Ils en sont des instruments, l’un pour le châtiment, l’autre pour l’accomplissement des prophéties : c’est ainsi que l’auteur des Chroniques arrive à concilier la transcendance du Dieu d’Israël, le néant des dieux des nations, l’élection du Peuple et les vicissitudes de l’histoire.
Le croyant sait que Dieu est provident, qu’il utilise les causes secondes, souvent cachées voire paradoxales, pour parvenir à ses fins. L’Histoire sainte nous offre donc une première leçon : la confiance dans le Seigneur. Lorsque le Peuple d’Israël la perd, il transforme les dons divins en idoles : le serpent d’airain, la ville de Jérusalem au temps de Jérémie, la Loi elle-même… En dépit de tout cela, nous savons que Dieu garde l’histoire dans le creux de sa main. Le Christ a vaincu le monde, et quoi qu’il arrive dans nos existences, nous sommes invités à croire que rien n’échappe à son pouvoir. Il aura le dernier mot, et son plan s’amour s’accomplira. Un psaume l’exprime très bien :
«Dieu est pour nous refuge et force, secours dans la détresse, toujours offert. Nous serons sans crainte si la terre est secouée, si les montagnes s'effondrent au creux de la mer ; ses flots peuvent mugir et s'enfler, les montagnes, trembler dans la tempête: Il est avec nous, le Seigneur de l'univers ; citadelle pour nous, le Dieu de Jacob ! » (Ps 46, 2-4)
Nous doutons parfois que Dieu soit présent, qu’il dirige nos vies ; nous avons la tentation de reprendre tout en mains nous-mêmes. Nous sommes invités par les textes de ce jour à renouveler notre confiance en Dieu, en regardant vers le Seigneur crucifié. Cette confiance, cet abandon dans le Seigneur peut être mis à dure épreuve par un autre mystère qui se déploie dans l’histoire humaine : le péché, ces ténèbres que Jésus oppose à la lumière dans son dialogue avec Nicodème. «Celui qui fait le mal déteste la lumière… » (v.20) : une réalité scandaleuse, dont le siècle passé a donné d’abondants exemples, cruels et déroutants par leur amplitude.
Mais le Christ ne veut pas que Nicodème soit simplement dérouté par le mystère qu’Il lui révèle : il lui fournit aussi les clés conceptuelles pour qu’il l’accueille dans la foi. Tout au long de la vie publique de Jésus, Nicodème gardera dans son cœur ces paroles du Maître : elles porteront tout leur fruit au moment de la Passion quand il recevra pleinement la foi et rendra courageusement hommage au Crucifié. Il comprendra alors pleinement le mystère de l’amour de Dieu.
Jésus, en effet, ne dénonce pas seulement le péché dans son dialogue nocturne avec Nicodème, il annonce qu’il va le prendre sur lui pour nous en sauver. Si nous échappons au jugement par la foi (Jn 3, 18), c’est parce que le Christ a fait encore plus que mourir par amour pour nous : il a pris sur lui le jugement et le châtiment qui pesaient sur nous. L’image du serpent le manifeste clairement: Jésus, complètement étranger au mal, prend en quelque sorte le visage du péché – le serpent – et Paul peut écrire : «Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous» (2 Cor 5, 21).
La foi nous ouvre le mystère de la Croix, par lequel toute notre existence est renouvelée. Nous sommes invités à l’accueillir. Comment ? En prenant d’abord conscience du mal dans nos vies… Nous sommes par ailleurs appelés à ne pas fermer les yeux sur les croix qui nous entourent, et à accompagner nos frères dans l’épreuve pour témoigner de la présence du Christ au cœur de la souffrance : il a pris sur lui toutes nos croix. Le Seigneur nous invite aussi à accepter généreusement les souffrances et contrariétés qui nous frappent et à les offrir en union avec lui. Elles portent un fruit que nous ne soupçonnons pas. Enfin, au lieu de nous scandaliser, le Christ nous invite à porter, avec lui, même si nous sommes innocents, le péché d’autrui. S’ouvre alors toute une spiritualité de l’expiation, de la souffrance rédemptrice… qui est à la base de la dévotion au Sacré Cœur.
La Croix n’est pas l’ultime parole de Dieu. Elle est le chemin vers la résurrection et la vie: «… afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais obtienne la vie éternelle». Elle est aussi le chemin vers l’union avec Dieu: «et moi quand j’aurais été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes» (Jn 12, 32). Saint Jean continuera à développer ce thème tout au long de son évangile, notamment lors de la Cène : «la vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ» (Jn 17,3).
En effet, nous n’avons pas seulement l’espérance d’être libérés de nos fautes et sauvés de la mort, mais d’être unis à Dieu dans un amour sans fin. C’est ce qui sépare le serpent de bronze de la Croix. Les Hébreux ne voyaient que le reflet de leur propre péché, le serpent, réduit à néant ; mais sur la Croix, nous voyons beaucoup plus : nous contemplons le visage de notre Sauveur, qui nous conduit vers l’amour infini dont nous vivrons avec le Père pour toute l’éternité. Réjouissons-nous donc, frères et sœurs, du bonheur que Dieu veut nous donner et disposons nos cœurs à l’accueillir.                                                   AMEN.

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