Homélie du 18 février 2018 - 1e Carême
Frères et
sœurs, les textes de la Parole
de Dieu que nous venons d’entendre souffle un vent de nouveauté. L’Eglise à travers ces textes nous invite à
accueillir la nouveauté du Christ : la fraîcheur d’un monde qui sort des
eaux pour un nouveau départ avec Noé, le baptême qui engendre à une vie
nouvelle dans la communauté chrétienne avec l’apôtre Pierre, enfin la voix de
Jésus qui résonne pour la première fois dans l’évangile de Marc (Mc 1). Comment cette nouveauté nous rejoint-elle ?
Nous devons nous replacer dans la perspective historique des alliances pour
mieux le percevoir.
Lorsque
l’Évangile nous révèle que Jésus a été tenté par Satan durant quarante jours,
il nous met d’emblée dans une perspective biblique particulière: les quarante
jours du déluge (Gn 7,17; 8,6), les quarante ans d’Israël au désert (Ex 16,35),
les quarante jours passés par Moïse sur le Sinaï. L’Église a fixé la
durée du Carême à quarante jours pour nous remémorer ces épisodes de l’Histoire
Sainte. Ces événements fondateurs trouvent tous leur point culminant
dans une alliance (en hébreu ברית, berit), qui
se confronte immanquablement au péché de l’homme: le péché de l’humanité pour
Noé, les murmures des Hébreux au désert, le veau d’or…
La dynamique
spirituelle de «péché / châtiment / pardon / nouvelle alliance» se répète tout au
long de l’Ancien Testament, surtout lors de la traversée du désert pendant
l’Exode, où le peuple ne cesse de se rebeller contre Dieu. Pour autant, les
alliances ne se succèdent pas à l’identique selon une pure logique de
répétition, mais s’inscrivent dans un mouvement général qui tend vers le sommet
de l’histoire: la venue du Christ.
Pour Noé, il
s’agit d’une promesse gratuite… Ce don ne dépend pas de la
fidélité du peuple. Pour l’alliance basée sur les Tables de la Loi au Sinaï, par contre, le
pacte est bilatéral et Dieu exige l’observance du Peuple… On
pourrait mettre en évidence beaucoup d’autres éléments de cette évolution.
Juifs et Chrétiens
n’ont pas la même compréhension de cette histoire: pour le judaïsme rabbinique,
après la destruction du Temple en 70, le centre de la religion devient la Loi (Torah). Selon
cette lecture, le «pacte» conclu entre Dieu et Noé est le don à l’humanité d’une
«Loi» avant la lettre. C’est ainsi que le judaïsme, en général, résout le
problème du Salut des non-Juifs. Dans le christianisme aussi, l’alliance
avec Noé est considérée dans une perspective universelle…
Mais alors que
le judaïsme se centre sur la Loi
et en fait le but ultime de l’alliance, le christianisme se focalise
sur la personne de Jésus: l’observance de la Loi n’est plus qu’un corollaire de l’union au
Christ, grâce à laquelle les hommes deviennent des fils adoptifs du Père,
animés par son Esprit. Les alliances du passé sont ainsi des étapes vers
l’alliance définitive, celle qui est scellée par le Christ et aboutit à l’union
avec Dieu. Les Pères ont souvent décrit ce mouvement de l’histoire sainte, et
nous pouvons reprendre ce que saint Irénée écrivait dans son traité Contre les hérésies :
«Aux
patriarches qui vécurent avant Moïse, il parlait selon sa divinité et sa
gloire; aux hommes qui furent sous la
Loi il procurait une fonction sacerdotale et ministérielle;
ensuite, pour nous, il se fit homme; enfin, il envoya le don de l’Esprit
céleste sur toute la terre, nous abritant ainsi sous ses propres ailes… Et c’est pourquoi quatre alliances furent
données à l’humanité : la première le fut à Noé après le Déluge; la
deuxième le fut à Abraham sous le signe de la circoncision ; la troisième fut
le don de la Loi
par l’intermédiaire de Moïse ; la
quatrième enfin, qui renouvelle l’homme et récapitule tout en elle, est celle
qui, par l’Évangile, élève les hommes et leur fait prendre leur envol vers le
royaume céleste.» (St Irénée : Adversus
haereses,III,11,8)
La différence
entre judaïsme et christianisme est donc immense. Loin de se concentrer sur
l’observance de la Loi , notre
foi dans le Christ a en fait modelé la conception moderne de l’histoire,
lui donnant un centre, Jésus-Christ, et un sens: les différentes alliances sont
vues comme autant d’étapes d’un dialogue entre Dieu et l’humanité, qui conduit
à la rencontre définitive par l’Incarnation, et au Salut par le mystère pascal.
La Quatrième Prière Eucharistique de lq messe résume assez bien
toute la pédagogie divine:
«Comme il
[l’homme] avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu ne l’as pas
abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta Miséricorde, tu es venu en aide à tous
les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver. Tu as multiplié les
alliances avec eux, et tu les as formés, par les prophètes, dans l’espérance du
Salut. Tu as tellement aimé le monde, Père très Saint, que tu nous as envoyé
ton propre Fils, lorsque les temps furent accomplis, pour qu'il soit notre
Sauveur.» (Préface Eucharistique IV)
Les différents
«recommencements» dans l’histoire sainte (Noé, le retour d’Exil, etc.)
montrent une nécessité jamais accomplie d’une conversion «définitive»,
d’une nouvelle base solide sur laquelle construire l’œuvre de Dieu. Cette
fondation ne pouvait être que le Christ, Dieu fait homme. Il nous apporte la Nouveauté absolue, selon
l’expression célèbre de Saint Irénée:
«S’il vous
venait à l’esprit une question comme ‘Qu’est-ce que le Seigneur a apporté par
sa venue ?’, Sachez qu’il a apporté toute nouveauté, en s’apportant lui-même,
lui qui avait été annoncé.» (St Irénée –
Adversus Haereses, livre IV, ch.34, n°1)
Voici la Bonne Nouvelle :
nous ne sommes plus esclaves du péché, qui conduit à la mort, le Christ nous en
a libérés. Par son obéissance totale au Père, Jésus est le seul homme
qui ne brise pas l’alliance, et nous rétablit dans l’amitié de Dieu. Nous
pouvons désormais librement tendre vers le bien et vers la sainteté.
Le Christ fait
toute chose nouvelle et rend possible toute libération : c’est bien le
rôle du Carême que de nous faire désirer cette nouveauté absolue qu’apportera
Pâques, pour nous préparer à la nouvelle vie dans le Christ.
Le Carême que
nous commençons est aussi une traversée du désert, pour nous purifier et nous
conduire à la
Nouvelle Alliance dans le Mystère pascal. Afin de ne
pas répéter année après année la même expérience pour ensuite retomber dans la
médiocrité… Le pape Benoît XVI disait en commentant ce passage :
… La conversion
signifie aller à contre-courant, le ‘courant’ étant le style de vie
superficiel, incohérent et illusoire, qui nous
entraîne souvent, nous domine et nous rend esclaves du mal, ou tout au
moins prisonniers d'une médiocrité morale. Avec
la conversion, au contraire, on vise le haut degré de la vie chrétienne, on
se confie à l'Évangile vivant et personnel, qui est le Christ Jésus. Sa
personne est l'objectif final et le sens profond de la conversion, il est le
chemin sur lequel tous sont appelés à marcher dans la vie, se laissant éclairer
par sa lumière et soutenir par sa force qui fait avancer nos pas.» (Audience générale – 17 février 2010).
Nous pouvons, à
partir de là, nous interroger sur notre vrai désir de changement. Est-il
profond et durable? Il est si facile et confortable de maintenir le
statu quo spirituel en modifiant à la marge quelques mauvaises habitudes…
Pourtant, si nous souhaitons accompagner le Christ dans sa Passion, nous savons
que nos efforts de Carême doivent nous coûter. À terme, il nous faut pouvoir
mettre en application cette maxime de Saint-Cyprien : « Ne rien préférer au Christ qui nous a
préférés à tout » » (St Cyprien, sermon sur le
Pater).
Le Carême nous invite à accepter une certaine mort pour
un supplément de vie. Quelle mort suis-je prêt à accepter en ce début de
Carême ?
Enfin, la
relecture du récit du Déluge peut nous aider à mesurer notre vrai désir
de salut pour nous-même et pour les autres. Face aux dangers et au
chaos du monde, sommes-nous de ceux qui bâtissent une arche protectrice, pour
nous-mêmes, pour nos proches et pour l’humanité ? Peut-être entendons-nous
l’ordre sans rien construire, peut-être n’en finissons-nous pas de construire
sans jamais conclure, peut-être avons-nous la tentation de ne pas laisser Dieu
refermer la porte sur nous, restant ainsi dans l’entre-deux. Demandons la grâce
d’une certaine radicalité dans notre vie chrétienne.
En ce début de
Carême, c’est la gratitude qui doit nous
animer : si nous reconnaissons ces dons de Dieu dans l’histoire – dans
notre histoire personnelle – nous pourrons y répondre et s’il faut corriger
quelques aspects de notre vie, ce sera le bon moment. Amen.
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