Homélie du 17 septembre 2017 – 24e TO
Le premier réflexe,
quasi instinctif, de celui qui a été agressé, est de rendre coup pour coup. La
vengeance, selon la Bible, est comme une bête sauvage tapie dans l'ombre à la
porte de la maison, et prête à sortir becs et ongles (Genèse 4,7).
Cette observation est très profonde. L’animal
sauvage n’est pas loin dans l’homme. La loi de la jungle, pour survivre
tout simplement, est de se défendre. Cet instinct, non contrôlé, rend très
difficile le pardon.
La page d’évangile que nous venons
entendre répond à l’une des questions les plus brûlantes de l’actualité… l’humanité
peut-elle survivre... dans l’escalade de la violence que nous voyons encore aujourd’hui
? Est-il possible de rompre le cercle infernal de la haine, où s’enchaînent
implacablement rancunes, provocations, menaces, vengeances ?
Mais sans aller chercher les
conflits politiques ou internationaux qui remplissent à longueur d’année
journaux, radio et télévision... il nous faut oser regarder tout près de nous,
dans nos vies quotidiennes, cette violence larvée qui peut empoisonner nos
relations humaines.
Avec sa vivacité habituelle et sa
franchise, Pierre souligne à Jésus qu’il y en a, tout de même, qui dépassent
les limites ! Pardonner « une fois », « deux fois », « trois fois », passe encore
! Dans les écoles rabbiniques, au temps de Jésus, on concédait jusqu’à « quatre
fois ». Pierre se croit donc déjà très généreux en proposant de pardonner
jusqu’à sept fois au récidiviste incurable qui ne cesse de nous faire mal.
Nous
venons d’entendre la réponse de Jésus à Pierre : «Je ne te dis pas jusqu’à sept
fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. »
Une fois de plus, avec une
souveraine maîtrise, Jésus fait éclater
tous nos calculs et nous invite au pardon à l’infini : il faut pardonner toujours,
dit-il. Si je réponds au mal par le mal, où donc le mal pourra-t-il
s’arrêter ?
La « Miséricorde », le « Pardon »,
sont sans doute, des valeurs originales, bien que déconcertante, du changement
que Jésus souhaite opérer dans le cœur de l’homme. Toutes les religions, et
même normalement tous les mouvements politiques, luttent contre le mal, et
prennent compassion pour ceux qui souffrent... mais prennent aussi leurs
distances à l’égard de ceux qui « font le mal ».
L’extraordinaire nouveauté de Jésus,
c’est que, dans sa Passion, lui, Jésus, l’Innocent torturé par ses bourreaux, a
pris le temps de regarder ceux qui le crucifiaient, ceux qui l’insultaient, en
leur pardonnant. « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,33).
Nous, frères et sœurs, qui avons
parfois de la peine à pardonner, regardons ce Visage extraordinaire : celui de
la douceur désarmée du Christ en croix.
Puis Jésus qui veut graver dans le
cœur de ses apôtres l’importance d’imiter Dieu dans le pardon qu’il donne
généreusement aux hommes commence le récit de la parabole assez étonnante…
Le montant de la « dette » que Jésus
exprime est proprement fantastique pour ne pas dire, extravagant. L’historien
Flavius Joseph nous donne un point de comparaison quand il nous rapporte qu’en
l’an 4 avant J.-C. les deux provinces de Galilée et de Pérée payaient deux cents talents d’impôts par an,
c’est-à-dire seulement le cinquantième
du chiffre cité ici par Jésus. Cette somme fabuleuse ne peut donc être que
symbolique : avec une pointe d’humour, Jésus
veut nous faire comprendre quelque chose d’important, que la suite de
l’histoire nous apprendra. Notre curiosité d’auditeurs est piquée au vif. Que
va-t-il se passer ? Qui est ce roi, pour avoir de tels débiteurs ? Que peut bien
faire
un homme aussi insolvable ?
Voilà
un cadeau qui dépasse toute imagination : 60 millions de journées de travail !
Que s’est-il donc passé entre la première
décision du roi, exigeant que justice soit faite... et cette seconde décision, remettant
toute la dette ?
Jésus nous le dit : « Il fut saisi de pitié, devant la
supplication éplorée de son débiteur ». Nous retrouvons, ici, une expression,
qui en grec signifie précisément « ému jusqu’aux entrailles
». C’est le mot que les évangélistes réservent à Jésus saisi de pitié devant
les larmes de la veuve de Naïm (Luc
7,13), ému par les ulcères purulents d’un lépreux (Marc 1,41),
frémissant de souffrance devant les foules humaines lasses et abandonnées comme
des brebis sans berger (Matthieu
14,14 – 15,32).
Ce que Jésus veut nous faire
comprendre par l’énormité de la « dette », c’est donc cela : Dieu est infini, dans sa miséricorde,
capable de tout pardonner !
La
somme du mal additionné dans le monde est incalculable : Dieu, « saisi de
pitié », remet toute la dette. Oui, Dieu
est ainsi, dit Jésus.
Mais,
en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent
pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler en disant: «Rembourse ta
dette ! » Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : « Prends
patience envers moi, et je te rembourserai. » Mais l’autre refusa et le fit
jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait tout remboursé.
Cet homme est véritablement ignoble !
Il n’a rien compris à la bonté dont il vient de profiter. Sans écouter la
supplication de son compagnon, utilisant les mêmes mots que lui, il réclame le
remboursement d’une dette minime : la six cent millième partie de ce qu’il
vient de recevoir en cadeau ! Non, vraiment, cet homme est inhumain !
Le bon sens populaire des auditeurs
de Jésus ne peux supporter une telle injustice.
Alors, ne nous bloquons pas sur tel
ou tel détail concret du récit. Frères et sœurs, allons à l’essentiel. Ce « roi
» n’est pas un roi ordinaire. Il devient soudain, dans la bouche de Jésus, le
Juge redoutable de la Fin des Temps : un
roi qui juge ses gens sur l’amour qu’ils ont les uns pour les autres ! (Matthieu 25,31.46).
Nous n’avons pas oublié la question
de Pierre, tout à l'heure. Et nous gardons à l’esprit l’immense difficulté que
nous éprouvons à « pardonner ». Une fois de plus, ce n’est pas dans des
arguments de morale ou de sociologie, même supérieure, que Jésus tire les
motivations de ce qu’il nous demande.
Le
pardon mutuel se fonde, pour lui, sur le fait que nous sommes, nous-mêmes,
bénéficiaires du pardon de Dieu. C’est donc du côté de Dieu qu’il faut
regarder, si nous voulons devenir capables de réconciliation : nous pourrons
peut-être pardonner à ceux qui nous ont fait du mal, quand nous aurons une vive conscience des nombreux pardons que nous
avons nous-mêmes reçus. Il s’agit bien de répercuter sur nos « compagnons »
l'amour miséricordieux que Dieu nous a accordé.
Ne disons pas trop vite que cette
parabole ne nous concerne pas. Ou, pire encore, ne trouvons pas des grandes raisons
subtiles, qui nous viendrait du monde dur où nous vivons et où le « conflit
» est presque nécessaire ! Il est trop
facile de justifier nos refus de pardonner. C’est chacun de nous que cet
évangile vient remettre en question. Aurai-je le courage de regarder ma vie,
et de mettre des noms et des visages concrets... sur les personnages de cette «
parabole » ?
Cette pensée est grave... pour que
Jésus nous demande de le dire chaque jour dans notre prière : « pardonne-nous
nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé» (Matthieu 6,12.14).
«De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous en retour » (Mathieu 1,2 -
Luc 6,38).
Dieu
ne punit personne.
Ce sont les hommes qui se punissent eux-mêmes. Ce serviteur sans cœur, Dieu l’aime
et est prêt à lui pardonner de nouveau. Mais lui, il s’est fermé à ce pardon,
en le refusant à l’autre. L’enfer, c’est le lieu du non-amour. Jésus nous prévient, miséricordieusement,
que c’est terrible de ne pas aimer. Alors, mettons-nous à l’école de Jésus
et de Marie et apprenons, comme eux, à pardonner. AMEN.
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