Homélie du 19 novembre 2017 - 33e TO

Frères et sœurs, nous risquons facilement de commettre un contresens sur cette parabole des talents que nous venons d’entendre, car l’usage du mot « talent » a évolué. Notre culture l’a précisément emprunté à la parabole de Matthieu et en a modifié le sens pour désigner « une aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique : avoir du talent, un homme de talent…» (Robert). Nous interprétons donc naturellement la parabole sous l’angle des dons individuels, ces qualités personnelles qu’il faut mettre au service des autres. Le Catéchisme nous montre que cet usage est, certes, légitime mais que ce n’est pas le sens précis sur les lèvres du Christ. À l’époque de Jésus, le talent était une très importante quantité de métal d’argent (près de 26 kg).
            « L’homme qui part en voyage », sous la plume de Matthieu, désigne très clairement le Christ qui va bientôt partir vers la mort, puis ressusciter et retourner vers son Père. Quels sont les biens qu’il confie à ses serviteurs, les apôtres ? Jésus nous le dévoile un peu dans une précédente déclaration qui nous dit ceci : « Quel est donc le serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera occupé de la sorte ! En vérité je vous le dis, il l'établira sur tous ses biens. » (Mt 24,45-47).
            Les biens confiés en dépôt aux croyants et à l’Église sont donc l’annonce de l’Évangile, l’amour du prochain, les sacrements, la prière. Il s’agit, pour Pierre et les autres apôtres, de demeurer fidèles à les accueillir et à les transmettre, en attendant le retour du Christ en gloire. Cette fidélité consiste à faire fructifier et à étendre la vie de la communauté, l’Église, comme nous le voyons dans les Actes des Apôtres… D’où une fécondité surprenante, qui ne provient pas de la force naturelle des apôtres mais de leur collaboration avec l’Esprit Saint.
            Un aspect de la parabole peut nous étonner : en partant, le Maître a distribué inégalement ses biens. Est-ce injuste ? Pourquoi agit-il ainsi ? Il convient tout d’abord de remarquer que le maître ne distribue pas ses biens mais les confie en vue d’un travail à réaliser. Ainsi, celui qui a moins n’est pas défavorisé, bien au contraire : il lui sera demandé moins de résultat, car ce qui lui a été confié était moindre. Cette répartition se fait en fonction des habiletés personnelles que le maître connaît : « à chacun selon ses capacités » nous dit la parabole (v 15). Elle n’est donc pas injuste mais s’adapte aux potentialités de chacun pour n’écraser personne.
            Par ailleurs, comme toujours dans l’Évangile, le Maître est généreux et voit grand. La démesure du dépôt exprime à la fois la bonté et la confiance que ce maître place dans ses serviteurs. Les 26 kg de métal représentaient le salaire d’une vie et cela devait nécessairement frapper les auditeurs de Jésus. Personne donc n’est oublié ni traité avec mépris. Chacun a de quoi faire largement fructifier ce qu’il a reçu.
            Si la parabole nous présente différents serviteurs qui reçoivent cinq, deux ou un seul talent, c’est pour signifier que chaque disciple est responsable, à son niveau, d’une portion de l’Église, comme un père de famille qui reçoit une « petite église domestique ». Thérèse de Lisieux remarquait dans son propre couvent que les grâces n’étaient pas également réparties, et comparait Dieu à un jardinier qui plante toutes sortes de fleurs qui n’ont pas matière à se jalouser entre elles.
            Soulignons enfin que la perspective du retour du maître est très positive, car le Christ ne félicite pas davantage celui à qui il a confié plus et qui rapporte plus ; il s’adresse en effet de manière identique aux bons serviteurs : « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur » (vv.21.23).
            Pour les auditeurs de Jésus, il était surprenant que les « cinq talents », une véritable fortune, se voient désignés comme « peu de choses » : c’est un signe de l’extraordinaire générosité du maître. Le bonheur qui nous attend au Ciel est sans commune mesure avec les petites joies de ce monde. On notera aussi que le discours du maître passe d’une logique marchande à une logique affective :
il ne s’agit plus de recevoir des biens mais de participer à la joie du maître, à sa vie même, c’est-à-dire pour nous à la vie d’amour du Père et du Fils dans l’Esprit. La récompense a changé non seulement de taille mais de nature.
            Mais, frères et sœurs, l’essentiel de la parabole tourne autour du « mauvais serviteur » et nous devons nous arrêter ce matin sur son sort tragique car c’est là la pointe de l’enseignement de Jésus. De prime abord, on a du mal à comprendre pourquoi sa faute est si grave. Il ne s’agit pas d’un comportement scandaleux, comme serait par exemple de « frapper des compagnons, manger et boire en compagnie des ivrognes » (Mt 24,49) ; ce serviteur n’est pas malhonnête puisqu’il rend l’argent. Un problème plus subtil est dénoncé par Jésus : tout d’abord, un profond malentendu et ensuite, un endurcissement du cœur.
            En disant « Voici ton talent, tu as ce qui t’appartient » (v.25), ce serviteur trace une ligne infranchissable entre Dieu et lui : chacun doit faire sa part mais il n’existe aucune communion possible entre eux deux. Or, cette ligne de séparation n’existait pas dans l’esprit du maître ni dans ses propos. Qu’a-t-il bien pu arriver à cet homme ? « Je savais que tu es un homme dur ; j’ai eu peur ». Voilà des propos que nous adoptons à certaines heures difficiles ou décisives de notre vie. N’avons-nous pas parfois le sentiment que Dieu est dur avec nous, nous en demande plus que nous ne pouvons porter ? Pris de peur, ne nous arrive-t-il pas, ponctuellement ou plus durablement, de renoncer à la mission qu’il nous confie ? 
            Or c’est bien cette déclaration qui déclenche la colère du maître, c’est-à-dire la réprobation du Christ, qui nous met en garde pour nous éviter la même erreur. Il met sur les lèvres du mauvais serviteur l’attitude humaine qui lui cause le plus de douleur, mais qui est aussi la plus fréquente : le manque de confiance. La brebis qui n’accueille pas la bonté du berger, et ne se laisse pas rejoindre par lui.
            Frères et sœurs, après tant de signes de bonté apportés par le Christ au long de sa vie publique, au cours de nos vies, comment ses adversaires – et nous-mêmes – pouvons-nous encore l’accuser de dureté ? On retrouve ici l’attitude d’Adam et Eve au jardin d’Eden qui se laissent convaincre par le serpent que Dieu n’est pas bon mais dominateur, et qui se cachent : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. » (Gn 3, 10)
            « J’ai eu peur » : même en se défiant de son maître, le serviteur n’aurait-il pas pu avoir confiance en la banque, une image de l’Église, qui garde le trésor de la foi ? En observant la vie de l’Église, ce serviteur voyait clairement l’Esprit agir et produire tant de fruits parmi les croyants, ces « signes et prodiges » qui alimentent et animent le livre des Actes des Apôtres. Et nous-mêmes, frères et sœurs, lorsque nous vacillons, avons-nous le réflexe et le courage de nous appuyer sur la foi de l’Église pour avancer au-delà de nos ténèbres intérieures ?
            Le serviteur mérite bien les deux qualificatifs donnés par Jésus : il est mauvais, car il a interprété les intentions du maître de manière malveillante ; il est paresseux, car il n’a pas rempli la mission confiée, mais a préféré son confort et le repli sur soi. Lorsque le maître est revenu, il a donc découvert avec tristesse le délabrement intérieur de son serviteur : jugement erroné sur le maître, manque de confiance en la banque, repli égoïste pour préserver sa propre vie, par une conduite motivée par la peur. Le Christ nous avertit que le Jour de son retour mettra à nu toutes ces options intérieures. Il nous en montre clairement les conséquences : non pas un bonheur au rabais, mais la perte pure et simple de tout ce que l’on a et de tout ce que l’on est. En ne misant pas totalement sur Dieu, l’homme perd tout car tout vient de Dieu et rien ne lui appartient en propre ; seul Dieu peut pérenniser ce dont il dispose : « celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a », nous dit Jésus. Saint Paulin de Nole, au 5e siècle, l’exprimait ainsi :
            «Prêtons donc au Seigneur les biens que nous avons reçus de lui. Nous ne possédons rien en effet qui ne soit un don du Seigneur, et nous n’existons que parce qu’il le veut. Que pourrions-nous considérer comme nôtre, puisque, en vertu d'une dette énorme et privilégiée, nous ne nous appartenons pas ? Car Dieu nous a créés, mais il nous a aussi rachetés. Rendons grâces donc : rachetés à grand prix, au prix du sang du Seigneur, nous ne sommes plus des choses sans valeur. Rendons au Seigneur ce qu'il nous a donné. Donnons à celui qui reçoit en la personne de chaque pauvre. Donnons avec joie, pour recevoir de lui dans l’allégresse, comme il l’a promis.
            Et pour nous, frères et sœurs, quelle est notre image de Dieu ? Celle d’un maître qui moissonne où il n’a pas semé, ou celle d’un père au cœur débordant de tendresse qui veut me faire participer à son œuvre d’amour ? Suis-je convaincu que Dieu veut me faire participer à tout ce qu’il est ? Comment résonne en moi cette autre parole de Jésus : « je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15)?
            Ai-je à cœur de me donner pour étendre le règne de Dieu ou bien ai-je peur de peiner et d’échouer ? Pourtant, la parabole n’a pas prévu d’échec pour les deux serviteurs qui se sont risqués.
            Le « serviteur mauvais et paresseux », en accusant Dieu d’être un « homme dur », a donc rejeté radicalement toute cette dynamique de l’amour pour s’enfermer dans son égoïsme. Au lieu de percevoir la bonté et la pauvreté du Christ, il le considère comme un voleur qui vient s’approprier ce qui n’est pas à lui, et comme un maître qui exploite ses serviteurs, au mépris de leur vrai bien personnel.
            Écoutons ce que nous dit le pape François sur l’attitude du serviteur mauvais et les conclusions qu’il en tire pour notre vie :  «Le trou creusé dans le sol par le “serviteur mauvais et paresseux” indique la peur du risque qui bloque la créativité et la fécondité de l’amour. Parce que la peur des risques de l’amour nous bloque. Jésus ne nous demande pas de conserver sa grâce dans un coffre-fort ! Jésus ne demande pas cela, mais il veut que nous l’utilisions pour le bien des autres. Tous les biens que nous avons reçus, c’est pour les donner aux autres, et ainsi qu’ils fructifient. C’est comme s’il nous disait: “Voici ma miséricorde, ma tendresse, mon pardon: prends-les, et fais-en un large usage”. Et nous, qu’avons-nous fait ? Qui avons-nous « contaminé » par notre foi ? Combien de personnes avons-nous encouragées par notre espérance ? Combien d’amour avons-nous partagé avec notre prochain ? Ce sont des questions qu’il serait bon de nous poser » (Angélus – 16/11/2014)
            Tout au long de ses paraboles, Jésus veut nous montrer les deux logiques qui s’affrontent dans notre cœur : celle du mercenaire qui veut s’accaparer l’héritage et celle du frère qui s’ouvre à la Paternité divine, grâce au mystère du Christ, qui s’est fait notre frère pour nous reconduire au Père…
            Jésus nous révèle enfin une vertu qui lui plaît particulièrement : la fidélité aux petites choses. Il répète par deux fois : « Tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup…». Quelle en est la signification spirituelle pour notre vie ? S’agit-il de tomber dans le scrupule, de chercher la perfection dans les moindres détails et de s’alarmer devant nos négligences ? Le contre-exemple du mauvais serviteur nous permet de mieux saisir la portée de ces paroles : à l’inverse d’un cœur qui a peur d’un maître dur, il s’agit de vivre au jour le jour la confiance en un Père plein de bonté, un amour filial qui se manifeste dans les petits détails de notre vie. C’est ce que la théologie appelle le « don de piété », en l’attribuant à l’Esprit Saint ; permettez-moi avant de conclure une dernière citation d’un célèbre prédicateur du XVII siècle, Fénelon, qui explique très clairement l’importance des petites choses :
            «Ce qu’il y a de plus dangereux, par la négligence des petites choses, c’est que l’âme s’accoutume à l’infidélité. Elle contriste le Saint-Esprit… et compte pour rien de manquer à Dieu.
            Au contraire, le véritable amour ne voit rien de petit ; tout ce qui peut plaire ou déplaire à Dieu lui paraît toujours grand. Ce n’est pas que le véritable amour jette l’âme dans la gêne et dans le scrupule, mais c’est qu’il ne met point de bornes à la fidélité. Il agit simplement avec Dieu ; et comme il ne s’embarrasse pas des choses que Dieu ne lui demande pas, il ne veut aussi jamais hésiter un seul instant sur celles que Dieu lui demande, soit grandes, soit petites.
            Ainsi ce n’est point par gêne qu’on devient alors fidèle et exact dans les moindres choses ; c’est par un sentiment d’amour, qui est exempt des réflexions et des craintes des âmes inquiètes et scrupuleuses. On est comme entraîné par l’amour de Dieu [: on ne veut faire que ce qu’on fait, et on ne veut rien de tout ce qu’on ne fait pas]
            Frères et sœurs, la parabole des talents se termine sur la joie pour les deux serviteurs fidèles : « entre dans la joie de ton maître »... Car Dieu finalement n’est pas riche de biens ni de puissance, mais d’amour et de joie partagés.
            Est-ce bien vers cela que nous désirons tendre ? Est-ce que nous rêvons d’une récompense à la manière humaine, d’une justification ou bien de rencontrer l’amour infini qui veut nous combler ?... Amen.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Homélie du 16 juillet 2019 - ND du Mont Carmel

Homélie du 15 octobre 2017 - Sainte Thérèse d'Avila

Homélie du 14 décembre 2017 (St Jean de la Croix)